Avi Klemberg n’est pas une découverte et on apprécie toujours son émission généreuse, souple, colorée. Tous les moyens vocaux sont au rendez-vous pour camper un Don José, ici indifférent aux charmes de la Bohémienne avant d’y succomber. L’égalité des registres, le souci expressif débarrassé des fréquentes outrances nous ravissent. Par contre, on comprend mal comment Carmen ait pu s’éprendre de cet homme entre deux âges, grisonnant, et dont la prestance ce soir n’est pas la première qualité. Prise de rôle, peut-être, insuffisance de la direction d’acteur, certainement. Son duo avec Micaëla (« Parle-moi de ma mère… »), sensible, est remarquable. Le si bémol aigu (« et j’étais une chose à toi ») est chanté piano, émouvant sommet d’une ligne de chant impeccable. Dommage que la crédibilité du jeu ait altéré cette réussite vocale. Micaëla n’est pas la jeune oie un peu falote, mièvre, que l’on trouve fréquemment : délurée, vive, séduisante, assurée, Mathilde Lemaire est charmante, la voix est bien timbrée comme conduite, une découverte. L’Escamillo de Nicolas Rigas ne bombe même pas le torse, et son émission peine à traduire la personnalité de ce bellâtre infatué de sa personne. L’émission est pâteuse, sans séduction. Là encore, on s’étonne que notre belle Carmen ait pu s’amouracher de ce très quelconque torero (3). Que de bonheur nous réservent la Frasquita de Charlotte Bozzi, comme sa complice, Mercedes (Astrid Dupuis) ! Elles s’accordent à merveille, leur chant comme leur jeu répondent pleinement aux attentes. L’émission est claire, bien projetée, colorée à souhait, et le trio des cartes est un sommet. Ronan Debois en Morales peine à convaincre. Fatigue vocale passagère ? Par contre, le Zuniga de Nicolas Certenais en impose, la voix est solide, bien timbrée, et ses interventions sont irréprochables. Quant au Dancaïre, Laurent Deleuil, et au Remendado, Nicolas Rether, ils sont avantageusement servis, vocalement comme dans leur jeu.
Les chœurs, confiés à des amateurs, sont particulièrement réussis, dès le « Sur la place, chacun passe… » des hommes. Les femmes ne seront pas en reste en cigarières. Pratiquement pas de décalage avec l’orchestre, y compris dans les pièces plus complexes (le début du quatrième acte), on mesure le travail individuel et collectif pour parvenir à cette mise en place, cette précision, cette intelligibilité expressive. Les mouvements et attitudes de chacun sont bien réglés et la réussite sera régulièrement saluée par des applaudissements nourris. Le chœur des gamins, scéniquement trop sérieux, est fort bien chanté, frais et juste.
Rien ne permet vraiment d’imaginer que l’orchestre Ribaupierre (4) est formé d’amateurs, tant le jeu de chacun, les couleurs, la précision et la dynamique sont remarquables. Bien des formations lyriques professionnelles pourraient leur envier ces qualités. Là encore, comment ne pas saluer cette performance ?
Maxime Pitois, initiateur du projet, est un jeune chef confirmé dont l’essentiel de l’activité se partage entre la Suisse romande et la Bourgogne, d’où il est originaire. Indéniablement, il impulse une formidable énergie à son orchestre, comme à tous les interprètes. La direction, toujours soucieuse des voix et des équilibres, confirme que nous avons affaire à un chef lyrique promis à une belle carrière. L’intelligence des tempi, la conduite des progressions, les contrastes, n’appellent que des éloges.
L’adhésion manifeste du public le plus nombreux à cette démarche est manifeste, la chaleur et la durée des acclamations en témoignent. L’idée est maintenant de pérenniser la formule, et de décliner ce projet sur tout le territoire régional. Puisse ce premier succès constituer la première étape d’une approche renouvelée de l’opéra !
(1) De Narbonne à Saint-Brieuc et Strasbourg, en une dizaine de lieux, Labopéra, fondé en 2006 à Grenoble (Fabrique Opéra), a essaimé, visant à impliquer les jeunes, dans un lieu populaire, pour des ouvrages accessibles à tous. A signaler qu’une Carmen, avec une ambition qualitative égale, avait été montée dans des conditions comparables à Vitteaux et Sombernon (Côte d’or) en 2009...
(2) On consomme pop-corns et Coca-cola dans la salle, on photographie, on applaudit dès la fin de la première partie du prélude… Très rares sont les habitués du théâtre lyrique, manifestement. Celui de l’opéra local bouderait-il ?
(3) Nicolas Rivas nous informe, après qu'il ait pris connaissance de ce compte-rendu, qu'il était souffrant et a accepté de chanter pour sauver les représentations. L'annonce en a été faite à la seconde représentation, à laquelle nous n'avons pas assisté. Dont acte.
(4) Du nom de son fondateur en 1917, Emile de Ribaupierre, musicien vaudois particulièrement remarquable (formé à Prague, puis à la Schola cantorum de Vincent d’Indy, en Angleterre et à Berlin), qui laisse une œuvre importante, mais aussi le souvenir d’une action en faveur de la musique comme moyen d’éducation. L’orchestre est basé à côté de Vevey.